Sérendipité
La sérendipité, labyrinthique anglicisme applicable à bien des domaines, ne doit pas être confondue avec le hasard, même si le hasard y joue son rôle. Disons qu’elle est l’auxiliaire d’une recherche, la réponse inattendue à une question posée, parce que la sagacité du chercheur trouve, en un éclair, entre deux circonstances, un rapport qu’elles paraissaient ne pas avoir.
La création existe, à tous les niveaux, dans tous les domaines, au-delà des fausses hiérarchies imposées par la doxa dominante. Créer, c’est tenter, verbe qui sous-entend un possible échec, de trouver une véritable singularité. Créer un vin neuf est du même ordre que peindre un tableau, faire une photo, écrire un poème ou composer une œuvre musicale.
Le créateur est celui qui, à partir d’un savoir qu’il remet sans cesse en question, invente des émotions. Qu’est-ce qu’un regardeur, un auditeur, un goûteur ? C’est celui qui est à la recherche de l’émotion cachée dans quoi que ce soit, si ordinaire, si quotidien que cela paraisse ; c’est celui qui est capable de la ressentir, dont le terrain physique et mental est apte à la recevoir ; celui qui la ressent spontanément et non pas parce qu’une instance culturelle quelconque, par essence autoritaire, lui a dit qu’il fallait la ressentir ; parce que tel interprète, et non tel autre, a été capable de la provoquer ; parce qu’il a su à la fois se concentrer et s’abandonner.
C’est pourquoi on trouve réunis ici un peintre, un photographe, et un vigneron créateur de vins. Tous les trois sont mus par le même désir : faire naître un produit inattendu, quelles que soient leurs intentions de départ. Ils cherchent une chose, mais en trouvent parfois une autre, mais s’ils trouvent, c’est qu’ils ne pensent qu’à ça. Leur route est semée de hasards heureux ou malheureux, mais, de toute façon, ces hasards il les acceptent et en tirent parti. N’est-ce pas cela que Picasso voulait dire avec sa fameuse phrase : « Je ne cherche pas, je trouve. » ?
L’accident, plutôt péjorativement connoté, est pourtant à l’origine de bien des merveilles, depuis la découverte d’Archimède, jusqu’à la tarte Tatin, en passant par la façon dont les peintres ou photographes modernes l’ont utilisé. Et le vigneron n’est pas différent, qui a pour but d’inventer un certain vin singulier, unique, tout en sachant qu’il ne domine qu’une partie du problème, que le vin travaille par lui-même ; et je suppose que c’est en tremblant qu’il le « tâte » pour la première fois, qu’il tâte l’écart, heureux ou malheureux, entre ce qu’il souhaitait et ce qu’il trouve.
Je suis toujours ému, moi qui ne suis qu’un ignorant, quand je vois des connaisseurs goûter un vin pour la première fois, selon un rituel simple et grave où se trouvent réunis le sens de l’odorat, de la vue, et bien sûr du goût, ce travail palpâtoire des papilles explorant toutes les saveurs contenues dans une unique gorgée, puis, une fois avalée ou recrachée ladite gorgée, l’attentive et voluptueuse observation des suites de la gustation et le vocabulaire — car le vin appartient doublement à la langue — utilisé pour décrire le paysage des saveurs traversées.
Le photographe, lui, ne sait jamais exactement quel sera le résultat du regard qui l’a fait appuyer sur le déclencheur de son appareil. Rarement, ce résultat sera celui qu’il attendait, mais il se peut qu’il découvre, ému, un cliché surprenant, et ce cliché, dans lequel la fortuité a joué son rôle, est pourtant son œuvre, certes marquée par le coup de pouce du hasard, mais un coup de pouce d’où il tire un approfondissement de sa connaissance, une nouvelle direction pour son travail futur, comme le peintre qui, certes, a appris des techniques, réfléchi sur son art, trouve dans telle coulure, telle tache, provoquée parfois par une maladresse un enrichissement inattendu qu’il cherchait depuis longtemps sans le trouver.
Soudain, en tournant autour de ces trois formes d’expression, que sont le vin, la peinture et la photographie, je pense à la notion de duende dont Lorca a magnifiquement parlé ou à celle de Je ne sais quoi (El no se que) décrit dans un petit livre, au XVIIIe siècle, par le bénédictin d’Oviedo, Benito Feijoo. C’est la dose considérable d’inattendu dans la sérendipité et aussi dans le duende qui m’y fait penser, même si ce sont deux concepts différents.
Qu’est-ce que le duende ?
Le duende est une émotion qui nous saisit, imprévue, devant un tableau, le geste d’un torero ou d’un danseur, tel passage d’une musique ou la découverte d’un goût singulier ou, plus modestement, devant la grâce d’un corps entrevu. Le duende est imprévisible, et, selon moi, il a trois temps.
Un avant, inné, qui fait partie du tréfonds le plus intime de l’artiste.
Appelons-le, le duende endormi, dont celui qui le possède ou en est possédé peut ne pas savoir qu’il le possède ou, s’il le sait, doit admettre avec modestie qu’il ne vient pas quand on l’appelle comme un chien que l’on siffle, et les plus grands cantaores le savent bien.
Un pendant, fugace, de l’ordre de l’étincelle ou de l’éclair, qui fait monter les larmes aux yeux et lève le voile sur une œuvre que l’on croyait connaître : une passe, le geste d’un danseur, quelques notes exécutées par un interprète d’une façon complètement inouïe, tel vers ou telle phrase, telle saveur, les exemples ne manquent pas.
Un après, paradoxal, dans la mesure où il inscrit la fugacité dans la durée de la mémoire et fait que bien des années après son passage de météorite, on se souvient de lui, comme la gorgée d’un vin exceptionnel avalée laisse longtemps sur la langue son souvenir.
Voilà donc, très rapidement esquissé, ce qu’est pour moi le duende. Je ne pensais pas, en commençant ce texte, le trouver sur mon chemin, mais, après tout, en accord avec ce qui précède, j’accepte avec plaisir sa rencontre non prévue, et j’espère que ceux qui viendront ici le trouveront sur les différents itinéraires à eux proposés.
René PONS
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